Dans le monde entier, l’imposition de mesures limitant la circulation des personnes afin de juguler la pandémie de COVID-19 a suscité le débat sur la participation de la police à la dissuasion ou à la répression des personnes qui persistent à sortir dans la rue en dépit des recommandations ou des décisions de distanciation sociale prises par les gouvernements.
Le Brésil n’a pour l’instant pas fait l’option d’un plan de confinement – décision d’isolement obligatoire encore plus restrictive que les mesures de fermeture des commerces et que les recommandations de distanciation sociale en vigueur. Malgré cela, on discute déjà du pouvoir d’action dont dispose ou disposera la police contre les personnes qui persisteront à sortir dans la rue, même dans le scénario actuel où la distanciation sociale est une recommandation plutôt qu’une obligation.
Il y a deux semaines, le gouverneur de São Paulo, João Dória, a déclaré qu’il pourrait avoir recours à la police pour faire respecter des mesures de plus stricte restriction de circulation des personnes ; il a, par la suite, fait machine arrière. Durant la même semaine, le président brésilien, Jair Bolsonaro - contrairement aux mesures restrictives en vigueur - a défendu son droit d’aller et venir en justifiant sa visite (accompagnée d’une foule de personnes) dans un établissement commercial de Brasilia. Tout au long de la semaine dernière, des groupes de gens opposés aux mesures de restriction de circulation des biens et des personnes ont organisé des défilés de voitures et des manifestations, notamment en bloquant les voies publiques. Et le week-end dernier [1], Bolsonaro a de nouveau participé à une action de mobilisation exigeant une intervention militaire en défense du droit de manifestation politique.
La vidéo d’une femme arrêtée par la police municipale dans un parc de la ville d’Araraquara est devenue virale sur les réseaux, alimentant le débat ; elle aurait défendu son droit d’aller et venir contre les restrictions établies par le conseil municipal en raison de la pandémie, résistant aux tentatives de dissuasion et agressant l’une des policières municipales. Un sondage Datafolha, publié la semaine dernière, montre que :
- 79 % des Brésiliens sont favorables à des sanctions contre ceux qui désobéissent au confinement,
- mais que seulement 3 % défendent l’arrestation des contrevenants ; les amendes et les avertissements verbaux sont respectivement admis par 33 % et 43 % des personnes interrogées.
À moins qu’un dispositif de restriction plus rigoureux ne soit clairement établi, y compris avec des dispositions prévoyant des sanctions pour les contrevenants, le pouvoir de la police d’agir dans une situation comme celle qui prévaut actuellement se trouve dans une zone grise où les droits individuels, le contrôle de l’illégalité et le maintien de l’ordre public sont en conflit potentiel.
C’est la même situation que celle observée dans le débat sur l’action de la police et les manifestations de rue, et la comparaison de ces situations peut éclairer la discussion. Depuis des décennies, les études sur le maintien de l’ordre dans les manifestations portent sur la tension entre le droit d’aller et venir et le droit de manifester, et entre la vérification d’illégalités spécifiques et le maintien de la sécurité publique lorsque les forces de l’ordre sont confrontées à des mouvements sociaux qui contestent l’autorité politique. Comme il n’existe pas de droits absolus, la question est de savoir par qui et sur quelle base juridique peut être arbitré le conflit entre la liberté de circulation et les libertés politiques, et entre l’exercice de ces dernières et le maintien de l’ordre.
Les recherches que j’ai menées sur la criminalisation des manifestations du Movimento Passe Livre (Mouvement Laissez-passer) en juin 2013 ont montré, en ce cas, que ces conflits existaient. Si les manifestants défendaient leur droit de protester et le Droit à la ville pour légitimer l’organisation de marches sur des axes névralgiques à des horaires de pointe de circulation dans la ville de São Paulo, le secrétariat à la Sécurité Publique prétendait, quant à lui, défendre le droit d’aller et venir des personnes ne participant pas aux manifestations politiques, et le maintien de l’ordre public contre le désordre provoqué par les manifestations. Les recherches ont montré que l’arbitrage de ces conflits avait été confié, au moment même des manifestations, à la Police Militaire (PM) elle-même, laquelle a agi sur la base de vagues accusations de vandalisme qui ont servi à disperser les manifestations, sans que cela n’engage la responsabilité de la PM à répondre d’actes criminels isolés commis en créant, ce qui est commun, des perturbations plus importantes et des risques pour l’intégrité physique des personnes présentes.
Le problème est que l’arbitrage de la PM en faveur de l’ordre public et du droit d’aller et venir contre le droit de manifester des mouvements sociaux a eu lieu sans mandat clair et sans contrôle public. Il n’existe pas de procédures opérationnelles efficaces et démocratiques pour le maintien de l’ordre lors de manifestations, et encore moins de transparence et de discussions publiques sur ces procédures et sur le conflit de droits sous-jacent. Les tentatives faites en 2013 pour réglementer l’action de la police lors de manifestations urbaines - telles que les initiatives législatives et judiciaires visant à restreindre l’utilisation des balles en caoutchouc - ont été rejetées par l’Exécutif et le Pouvoir judiciaire au motif que la décision concernant les menaces aux droits et à l’ordre public serait prise par la police elle-même, à partir d’un jugement technique qui ne pourrait intervenir que face à une situation concrète.
Ce type de constat met en évidence une caractéristique du travail de la police au Brésil qui ne se limite pas à la régulation des manifestations : il s’agit de l’énorme pouvoir discrétionnaire de la PM, en première ligne du contrôle social, fondé sur des conceptions autoritaires de l’ordre public et une culture du mépris des libertés individuelles et des garanties fondamentales qui existent au sein des institutions policières, mais aussi des pouvoirs politiques, du système judiciaire et de larges secteurs de la société.
Cette expérience permet de réfléchir sur l’utilisation des forces de police pour faire respecter les règles de distanciation sociale visant à contrôler la pandémie de Covid-19. En ce sens, il est nécessaire d’explorer les similitudes et les différences, ainsi que de projeter les possibilités juridiques et institutionnelles d’améliorer le travail de la police et d’éliminer les problèmes constatés précédemment.
En premier lieu, il convient de souligner une différence fondamentale : contrairement à ce qui s’est passé en 2013 en ce qui concerne le droit de manifester, il existe aujourd’hui au Brésil un large débat dûment fondé sur l’importance des mesures de restriction de circulation des personnes, avec une forte propension à consensus en faveur de ces mesures, sur la base de preuves scientifiques et de l’expérience d’autres pays. Bien que le gouvernement fédéral lui-même aille à l’encontre de ce consensus, l’existence d’un débat public est déjà un point de départ important pour discuter de ce que devrait être le travail de la police par rapport à ces mesures.
D’autre part, il est nécessaire d’être clair sur le mandat donné à la police pour faire respecter les mesures qui, en fin de compte, affectent sérieusement la liberté des individus. Après tout, les problèmes bien connus de l’activité policière au Brésil, caractérisés par des épisodes récurrents de violence, de sélectivité et d’arbitraire, reposent également sur un certain consensus quant à la nécessité de contrôler la criminalité et d’appliquer les lois pénales [2]. Sous prétexte de lutter contre la criminalité, les droits humains sont violés, notamment ceux de la jeunesse, pauvre, noire et périphérique.
Pour cette raison, il est important que l’action policière visant à faire respecter les mesures limitant la circulation des personnes pendant la pandémie soit basée sur des dispositions légales précises, et sur des procédures opérationnelles claires, bien définies et discutées au préalable dans le cadre d’une large participation politique et sociale, susceptible d’être soumise à des contrôles externes. Le risque encouru, en cette période de panique morale et de fortes tendances politiques autoritaires, est que la lutte contre la pandémie ne soit qu’une raison supplémentaire pour la reproduction par la police de pratiques violentes, sélectives et contraires aux droits humains.
Le fait que Bolsonaro se soit opposé au confinement et à l’utilisation des forces de police dans ce contexte ne diminue pas les risques autoritaires. Depuis que la question s’est posée, les rares manifestations des associations de policiers et des policiers qui se sont convertis à la politique parlementaire ont suggéré que partie des troupes désobéissent aux ordres des gouvernements des États afin que les polices militaires agissent contre la désobéissance au confinement. Les possibilités d’insubordination ne doivent pas être ignorées [3], étant donnés le conflit qui s’est instauré entre le gouvernement fédéral et les gouvernements des États dans la gestion de la pandémie et la tentative de mobilisation directe des bases policières [4], que les secteurs liés au bolsonarisme promeuvent, laquelle s’est clairement manifestée par l’intervention du gouvernement fédéral dans la crise provoquée par la mutinerie de la PM du Ceará en ce début d’année. Des dispositions juridiques et des procédures opérationnelles claires, élaborées dans la transparence et avec la participation de tous, peuvent également constituer une protection contre ce type de situation.